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11Ruca 24 février 2019 © Myriam Kerhardy

Rome, septembre 1644

Urbain VIII venait d’être inhumé après un pontificat de 21 ans, un des plus longs de toute l’histoire de la papauté. Son successeur, Innocent X, avocat consistorial à l’origine, faisait déjà le ménage. La famille Barberini, famille de riches drapiers, dont était issu le pape défunt, avait échoué dans sa tentative de faire élire leur pion, le cardinal Saccheti. Elle payait désormais le prix du népotisme effréné de leur aîné. Faisant référence à la mise à sac de Rome, la rumeur qui courait à Rome était éloquente : « Ce qu’Alaric le barbare n’a pas fait, les Barberini l’accomplissent.» L’affaire de la succession pontificale semblait jouée. Après avoir massées des troupes dans Rome pour essayer d’influencer le sacré-collège au moment du vote, la plupart des Barberini avait préféré prendre la poudre d’escampette et se mettre au vert dans le sud de la France, le temps que la tempête se calme…

La chasse aux sorcières avait commencé dans les couloirs du Vatican. Ceux qui arrivaient priaient pour ceux qui partaient. Au jeu des chaises musicales, toutes les équipes mises en place par Urbain VIII n’avaient plus assez de leurs propres prières pour chasser la peur qui les animait. Athanase Kircher et Abraham Ecchellensis, « les pères de l’égyptologie », n’échappaient pas à la règle. Cassiano dal Pozzo, célèbre collectionneur, personnage clé dans les hautes sphères aristocratiques et diplomatiques, avait aussi pris du recul par rapport au Vatican et aux Barberini, même s’il ne comptait pas quitter la place.

Dans cette succession aléatoire et incertaine où les dénonciations et calomnies allaient bon train, dans ce climat délétère, alors qu’il aurait pu craindre pour son statut de par ses relations avec les Barberini, ce que ressentait avant tout Poussin, c’était du soulagement. Assis à l’ombre de la terrasse d’une taverne à côté de la place d’Espagne, il savourait, seul, un pichet de chianti, en méditant sur ce nouveau virage que prenait sa vie. A cinquante ans, une nouvelle page se tournait. 

La mort du pape sonnait pour lui comme une délivrance. Il se sentait libre. Il venait de passer presque vingt ans sous son emprise. Il en avait retiré bien des bénéfices. Il lui devait sa carrière, la gloire, la reconnaissance, de quoi envisager sereinement la fin de sa vie. Il lui avait aussi permis d’accéder à bien des trésors antiques, à ce voyage livresque vers l’Egypte perdue. Jusqu’à la fin, le pape avait gardé le contrôle absolu sur le quatuor de travail qu’il formait avec Dal Pozzo, Kircher et Ecchellensis, chacun apportant son éclairage, selon sa partie, dans cette quête incertaine pour déchiffrer les hiéroglyphes. 

Mais cela avait un coût. Une obéissance quasiment militaire, un droit à la parole fort limité, des courriers détournés, le sentiment d’être épié en permanence, les murs qui ont des oreilles, des messes-basses, des compromissions, des concessions, des démissions, des cauchemars, des sueurs froides, des dos ronds… La peur ! 

Poussin restait méfiant, mais en deux ans, l’horizon s’était considérablement éclairci. Richelieu d’abord ; Louis XIII ensuite ; Urbain VIII enfin… En si peu de temps… Richelieu avait eu la bonne idée de mourir juste après son retour à Rome. Cerise sur le gâteau, Louis XIII avait aussi été rappelé au ciel quelques mois plus tard. Il se murmurait que les deux hommes étaient partis dans d’atroces souffrances que toutes les plantes médicinales n’avaient pu soulager. La mort de Louis XIII, suivant celle de Richelieu, avait amené l’interruption de la campagne de décors de la Grande galerie du Louvre, sur laquelle Poussin avait tant travaillé en reprenant un de ses thèmes fétiches : celui d’Hercule, ami de Thésée et prince d’Arcadie… Le peintre s’en moquait… Il restait simplement avec cette question restée sans réponse : que savaient exactement Richelieu et Louis XIII ? Pourquoi lui avait été faite cette obligation de rentrer à Paris ? Il avait fini par fuir après deux ans de galère pour retrouver son épouse et sa maison de la via Paolina, aux pieds du mont Pincio, en novembre 1642, un mois avant la mort du cardinal. Il n’aurait sans doute jamais de réponse à ses questions, mais il s’en moquait…

Urbain VIII, Louis XIII, Richelieu… Les trois personnes ayant véritablement prise sur lui disparaissaient de la scène. Un miracle ! Si leurs disparitions remettaient tout en question sur le continent européen, cela faisait bien les affaires du peintre. Pour les nouveaux dirigeants, il ne semblait pas représenter une grande importance. Ils avaient d’autres urgences. La peste menaçait encore et toujours ; famine et misère jouaient de concert ; la guerre faisait toujours rage en Europe, les grandes familles aristocratiques ne voulant rien lâcher. En France, on avait allumé des feux de joie pour fêter la mort du sphinx rouge. La noblesse, ulcérée par la nouvelle régence qui s’annonçait, ourdissait de tout côté contre Mazarin. Le cas Poussin devenait anecdotique.

Une disparition, en revanche, début 1642, avait profondément ému Poussin : celle de Galiléo Galilei. Galilée, génie scientifique hors norme, dont on avait foulé aux pieds les plus fabuleux travaux sur l’approche copernicienne, basée sur l’héliocentrisme et les mouvements satellitaires. La sentence de 1633 et son abjuration l’avait rendu encore plus attachant. 

Poussin se souvenait de leur première rencontre, juste après son arrivée à Rome, vingt ans plus tôt. Le savant avait déjà une solide réputation. La reconnaissance de ses pairs était unanime. Il était devenu, à corps défendant, de par son approche scientifique et son argumentation rigoureuse, le porte-parole malgré lui de l’intelligentsia romaine combattant le conformisme dogmatique des Jésuites, en grande influence au Vatican. Galilée était un homme simple, humble, n’aspirant qu’à rassembler les pièces d’un puzzle astronomique qui n’avait plus rien de ce monde fini et fermé défendu bec et ongles par les Jésuites ayant comme unique référence la terre plate d’Aristote.

Les deux hommes s’étaient tout de suite bien entendus. Poussin montrait un profond respect vis-à-vis de son aîné qui avait plus d’un quart de siècle de plus que lui. Galilée était un sage. A cette époque, le scientifique travaillait beaucoup pour améliorer la lunette astronomique qu’il avait mise au point. Ses journées étaient articulées, comme Poussin, par une matinée d’écrits, de correspondances, de rares visites et un après-midi de recherches où il ne cessait de perfectionner la convergence de l’objectif et de l’oculaire, la distance focale ou le foyer de la lunette.

Qui pouvait le plus pouvait le moins et Galilée aspirait aussi à fournir, notamment aux marins, cette longue-vue monoculaire idéale permettant d’obtenir une vision parfaite rapprochée d’une cible la plus lointaine possible. Jamais Poussin n’avait pu oublier son cadeau, cette longue-vue du dernier cri qui lui avait permis de réaliser, à partir de la tour du château de Puivert, ces lignes quasi parfaites et ces croquis d’une extrême précision. Sans le savoir, Galilée avait aussi apporté sa pierre à l’édifice du secret que le peintre avait codé dans les Bergers d’Arcadie. 

Par la suite, comme tant d’autres, Poussin avait été lâche. Quand les partisans de la théorie géocentrique s’étaient déchaînés contre Galilée, il n’avait pas bougé, pas dit un mot… Le dogme était clair : puisque les astres observés ne servaient à rien et que Dieu ne créait pas de choses inutiles, ces astres ne pouvaient exister, et n’étaient qu’illusion, voire duperie satanique. 

Petit à petit, les choses avaient empiré pour Galilée. Les purs et durs dogmatiques s’interrogeaient sur sa foi. Ils s’offusquaient à l’idée même que le scientifique puisse interpréter la Bible pour la mettre en harmonie avec ses théories… la suite tenait hélas du Saint-Office où Galilée, longuement interrogé, à maintes reprises, après avoir réussi à garder une certaine maîtrise sur les événements, avait fini par céder sous la menace ultime de la torture qui se profilait.

La sentence parlait d’un emprisonnement dans les prisons du Saint-Office, mais elle ne précisait pas pour combien de temps. L’espérance de vie s’y avérant très réduite, Galilée étant âgé, le Saint-Office n’avait pas jugé utile de la préciser. Les Jésuites triomphaient quand Urbain VIII, pourtant poche de ce savant qu’il avait pour un temps pris sous son aile, avait dû se résoudre à l’abandonner à ses bourreaux et à l’abjuration. Le pape put simplement faire en sorte que Galilée soit mis en résidence très surveillée, à vie, chez lui, à Florence, dans sa villa d’Arcetri nichée en haut d’une colline. 

Le prisonnier d’Arcetri était désormais condamné à un quasi isolement total et à l’oubli. Il y avait passé les sept dernières années de sa vie, sans droit de visite. Avec le temps, son régime s’était assoupli et quelques écrits avaient filtré à l’extérieur… Galilée travaillait toujours, mais Poussin, comme tant d’autres, n’existait plus pour lui.

La dernière fois qu’il l’avait croisé au Vatican, c’était au sortir d’un entretien avec Urbain VIII, dix ans plus tôt, peu après la publication de son dialogue sur les deux grands systèmes du monde, qui avait réussi, après moultes tracas, à passer le cap de la censure et de la mise à l’Index, malgré la farouche opposition des Jésuites.

A un âge avancé, soixante-dix-sept ans, Galilée était bien loin de se douter de l’extraordinaire héritage qu’il laissait à l’humanité. Poussin, quant à lui, méditait sur le sien, sur ce secret qu’il lui appartenait maintenant de léguer, mais il ne pouvait empêcher un flot de remords l’envahir en repensant à celui qu’il appelait alors, « mon ami »… 

Mais c’était le passé. Désormais, il était libre. Au moins en avait-il le sentiment. Qui pourrait l’inquiéter ? Le ministre Sublet de Noyers ? Il avait été évincé du pouvoir, même s’il se murmurait aussi que Mazarin, le nouvel homme fort qui officiait auprès de la régente Anne d’Autriche, le petit Louis XIV n’ayant que six ans, avait ouvertement évoqué son possible retour aux affaires du royaume.

Plus de pression et un carnet de commandes où il avait maintenant le luxe de choisir. A la suite de son séjour à Paris, outre sa clientèle italienne, était venue se greffer une prestigieuse clientèle française qui lui assurait des lendemains tranquilles. Jean Dughet, son secrétaire, traitait désormais les délais à plus de trois ans. Devant lui s’annonçait sa fin de vie sereine, entièrement consacrée à son art. L’âge procurait bien son lot de vieilleries, de douleurs articulaires, des maux incessants, mais l’essentiel était là : il peignait toujours, d’une main incomparable, même si la hantise de petits tremblements ne le quittait plus. 

Libre, mais lié à ce secret dont il avait livré les clés dans son Chef-d’œuvre « Les Bergers d’Arcadie ». Le tableau dormait dans un coin de l’atelier. Il le connaissait par cœur. 

Libre, mais accroché à cette maxime alchimiste qu’il avait fait sienne et qui l’aidait à supporter ce fardeau parfois bien lourd : « D’un mot prononcé, tu es l’esclave ; d’un mot tu, tu es le maître. » 

Depuis qu’il était revenu à Rome, bercé par la douceur de la ville éternelle, entouré par la chaleur des siens, Poussin concevait qu’après avoir tant couru après la gloire et la richesse, ce qui lui importait désormais, c’était de vivre dans la discrétion et la simplicité avec ce secret dont il était le dépositaire, le maillon d’une chaîne défiant les méandres du temps. Le temps passait. Le temps passerait. « D’un mot prononcé, tu es l’esclave ; d’un mot tu, tu es le maître. » Retranché derrière l’antique maxime et sa devise, « Tenet confidemtiam » « Il détient le secret », Poussin comptait bien se taire, se faire oublier, vivre son art, profiter des siens, pour une issue qui ne faisait plus de doute pour lui : mourir à Rome.