Le jour à peine levé, venue de nulle part, la rumeur courut à travers le pays, bien plus vite que le téléphone ; bien plus fort que le vent de noroît qui soufflait pourtant puissamment en cette fin de printemps, drainant avec lui un ciel d’épais nuages ; bien plus vite que n’importe quel éclair de n’importe quel orage du plus lourd des étés.
Mairie, boulangerie, mercerie, épicerie, menuiserie, du cœur d’Arbreville aux nombreuses fermes avoisinantes, la nouvelle se répandit à une vitesse folle, faisant boule de neige, grossissant à vue d’œil, souvent relayée par des enfants courant comme des fusées de maison en maison, colportant, avec chaque fois un peu plus de détails puisés dans leur imaginaire, cette vraie fausse nouvelle dont ils pressentaient l’importance capitale.
Chacun accueillait ces paroles avec incrédulité, défiance, soupir, exclamation, pleurs, mais, pour toutes et tous, elle était synonyme de frissons, de chocs, de vertiges, d’un curieux sentiment où une furieuse envie de crier était contenue par une peur sourde que chacun avait également en soi depuis près de quatre ans. La prudence était de mise, mais l’émotion, partout, s’emparait des uns et des autres sans que l’on puisse y résister d’une quelconque manière.
C’était la confusion la plus extrême, mais c’était aussi la plus extrême des communions. Si chacun voulait raison garder, car cela restait encore une rumeur, un bruit qui court, chacun sentait également que c’était vrai, parce que cela ne pouvait qu’être vrai, parce qu’ils attendaient tous ce moment et que ce dernier, inéluctable, écrit, venait de se produire, malgré les nombreuses incertitudes et interrogations qui régnaient encore autour d’Arbreville.
Seules, au sortir de la nuit, certaines ombres mystérieuses, peu nombreuses, qui avaient regagné leurs maisons dans une discrétion la plus absolue, savaient avec certitude que cette rumeur n’avait rien d’illusoire, qu’elle était bien réelle, que les dés étaient jetés, mais que le temps devait être laissé au temps pour que le destin s’accomplisse et que la pleine lumière revienne après ces années de ténèbres.
La rumeur devint bientôt réalité. Cette évidence se fit, non par les informations qui manquaient toujours cruellement, mais par la simple observation de ce qui se passait chez l’occupant. Dans la ferme du Douétel, à la sortie du village, qui abritait la trentaine de soldats commandés par le sergent Schmitt, natif de la Ruhr, l’animation était à son comble. Ordres et contrordres accompagnaient le branle bas de combat. La belle coordination de cette armée souvent montrée en exemple était soudainement battue en brêche par le cours des choses qui semblait vouloir s’inverser.
Enfin, la nouvelle se fit vérité quand, à 12h30, la BBC diffusa un message du commandant en chef Eisenhower, indiquant que les alliés avaient débarqué sur le sol de France. L’information, propagée tout aussi vite que la rumeur matinale, fut une traînée de joie, même si la prudence restait encore et toujours de mise. Pour certains, les Allemands allaient déguerpir aussi rapidement qu’ils avaient pris possession des lieux… Pour d’autres, il fallait s’attendre à de sombres représailles et des lendemains de feu d’apocalypse. La petite communauté balançait entre lumière et ténèbres, paradis et enfer.
Les jours suivants ne différèrent pas vraiment de ce six juin qui était désormais dans tous les esprits. Chacun vivait au rythme de ce qu’il pouvait apprendre ou supposer… A peine savait-on que les Allemands n’avaient pas réussi à repousser les alliés à la mer et que là-haut, vers le Hoc, sur les plages, les combats faisaient rage. Le formidable espoir suscité par cette nouvelle extraordinaire laissait désormais place au doute. L’ennemi était là, bien là, et ne semblait nullement disposé à accepter la défaite sans combattre. A une centaine de kilomètres d’Arbreville se jouait une terrible partie de bras de fer. Si le favori était clairement identifié, qu’il recueillait tous les suffrages, bien malin qui aurait pu dire l’issue de cette bataille de Normandie devenue aux yeux du monde le combat du bien contre le mal, la liberté contre l’oppression.
Située en dehors des axes principaux, à une vingtaine de kilomètres d’Avranches, Arbreville n’avait rien d’une ruche citadine, loin s’en faut, vivant au rythme lascif du « pet ben qu’oui, pet ben qu’non.» L’occupant, toujours dans l’expectative, y avait trouvé son compte en faisant de son mieux pour ne rien brusquer, tout en prélevant consciencieusement la dîme du vainqueur pour entretenir la troupe. Le calme régnait sur le petit village. La vie était au ralentie, comme anesthésiée par le débarquement, mais cela ne différait finalement pas foncièrement du train train habituel. Seules les nuits, qui étaient ponctuées de passages des forteresses volantes alliées qui avaient pris possession du ciel, là-haut dans les étoiles, témoignaient d’une guerre qui restait, malgré tout, quasiment invisible.
Des premiers réfugiés parlèrent un soir de ce spectacle hypnotique et si mortel des projecteurs de la DCA qui balayaient le ciel et dont on pouvait parfaitement suivre la trajectoire des balles traçantes.
Pour les enfants, c’était presque la fête. Plus d’école, plus de caté, plus besoin de se laver. La vision joyeuse des petits poulbots normands contrastait singulièrement avec la mine défaite des réfugiés qui affluaient de plus en plus, ayant fui la zone des combats et des bombardements, témoignant de l’âpreté des engagements et de villes en feu, comme Caen, que les alliés ne parvenaient pas à enlever. Dans certaines fermes, comme celle des Robillard, on en recensait jusqu’à une centaine. Malgré la peur et surtout la faim, la soif de vivre et des coudes serrés l’emportaient cependant dans l’attente de jours meilleurs.
Un matin de juillet, plus d’un mois après le débarquement, alors que les alliés se battaient désormais à quelques dizaines de kilomètres d’Arbreville, luttant souvent au corps à corps, mètre par mètre, pour se rendre maître du bocage normand, le sergent Schmitt et ses hommes levèrent le camp en direction du front. Le désordre ambiant, la précipitation, témoignaient une nouvelle fois d’un profond désarroi dénotant totalement avec la prestance et les certitudes de cet ennemi alors conquérant. La peur avait changé de camp. La petite troupe, avec le gradé au volant de sa Volkswagen, passa lentement dans le village, dans un silence total, volets et portes closes, et c’est à peine si l’on nota ce geste de la main fait, du cul du camion, par un soldat, à l’attention d’un quelqu’un ou d’une quelqu’une qui ne se dévoila pas. C’en était fini de ce drapeau de mort rouge sang encadrant cette croix noire funèbre. Nul n’entendit jamais plus parler de ces hommes vert de gris, aux visages juvéniles, dont le plus âgé, le sergent Schmitt, devait tout au plus avoir vingt cinq ans.
Ce départ était le meilleur des signes pour Désiré Bégny, le Maire. Plus aucun Allemand à l’horizon. En dehors des axes principaux et des points clés où se jouait le sort de la guerre, le village passait entre les gouttes d’un conflit qui ravageait pourtant la Normandie. Sans vouloir minimiser un danger bien réel, pas loin, à une portée d’un canon que l’on entendait désormais distinctement, la joie d’être enfin libéré l’emportait sur tout. En silence, on préparait des drapeaux. En cachette, on échafaudait le prochain accueil à réserver aux alliés, qu’ils soient Américains, Canadiens, Anglais, Polonais ou Français. Dans la grange du père François, tous les soirs, la fanfare du village s’essayait à des airs de jazz. Désormais, comme il était clair que les Allemands ne pourraient plus rejeter les alliés à la mer, que chaque jour, leur avancée, même minime, se confirmait, un mot emplissait consciemment ou inconsciemment les esprits : libération !
Toujours à partir des témoignages de nouveaux réfugiés ou des rares personnes à pouvoir se déplacer, ce n’était plus maintenant qu’une question de jours. Il y avait désormais deux semaines que les Allemands avaient quitté Arbreville et chacun guettait avec avidité le bout de la rue pour apercevoir enfin la liberté qui se matérialiserait par l’arrivée des alliés. Les nouveaux résistants, qui s’autoproclamaient un peu partout, là où on pouvait les compter sur les doigts des deux mains peu de temps auparavant, affichaient fièrement leur brassard bleu blanc rouge avec une croix de Lorraine ou le sigle FFI, signe qui ne trompait pas. La fin était proche. La paix retrouvée, la liberté chérie, la lumière, même si, à court terme, la faim et le ravitaillement marquaient dramatiquement l’urgence du quotidien.
D’abord, ce fut comme un reflet, quelque chose qui brille dans le ciel, une sorte de lente étoile filante difficilement identifiable. Puis, il y eut un sifflement. Enfin un cri, un seul : c’est pour nous ! Et l’enfer s’abattit sur Arbreville. Les forteresses alliées ouvraient largement leur ventre fécond de centaines de bombes qui piquaient vers le village sans défense, ne comprenant pas le pourquoi des choses. L’impossibilité n’était rien face au déferlement de l’horreur. Le sol tremblait, les murs s’abattaient comme des cartes, les vitrines explosaient… Le clocher séculaire fut décapité, les rues éventrées, les corps projetés. Le vieux chêne multiséculaire qui trônait sur la place du village fut pulvérisé. En quelques secondes, sans que personne ne puisse réagir, la mort fit amplement ses courses, emportant indifféremment plus de deux cents personnes. Femmes, enfants, mari, vieillards, une parfaite égalité devant l’horreur. Des familles entières happées par le néant. L’apocalypse en marche. Et que dire des blessés, des enterrés vivants, des cadavres sans sépulture, des orphelins en état de choc ? Sous un déluge de feu, dans un vacarme infernal, des morts, des blessés, partout.
Cet homme aux chairs brûlantes agonisant derrière la fontaine ; La petite fille, là, les deux jambes arrachées, rendant son dernier souffle ; Adrienne, l’institutrice, tombée au tableau noir, transpercée par l’agonie. Oui, partout, des cris, des gémissements, des appels au secours et un rouge sang prenant possession de l’espace, reléguant le bleu lumineux de l’été dans les ténèbres.
Le silence retomba aussi vite que la fureur s’était engagée. Des minutes qui durent des siècles et qui marquent de façon indélébile les survivants miraculés. Un brouillard, qui n’avait rien à voir avec celui de Londres, déposa sur Arbreville une chape de poussières et de cendres. Pendant des heures, bien après l’assaut, les matières en suspension demeurèrent. Même la brise venue de la manche ne parvenait pas à disperser les poussières, comme un linceul posé sur Arbreville, un cimetière improvisé sans aucune sépulture.
L’incrédulité et l’injustice saisirent Arbreville. Le village offrait au monde une plaie béante, lunaire, surnaturelle. Une intimité souillée. Une souffrance inqualifiable. Un champ de ruines. Un amoncellement de pierres, de poutres, de meubles calcinés, de radiateurs en fonte. Une odeur suffocante de chair et de bois mêlée. Une tache de honte. Loin de la fatalité de la guerre, la certitude d’un meurtre. L’innocence sacrifiée. La pire des trahisons. C’était comme si leurs propres pères ou leurs frères avaient apporté subitement la terreur et la mort en tentant d’étrangler leurs propres enfants ou leurs soeurs. La vie n’avait plus de sens.
Cette vie, dont les enfants découvraient avec frayeur qu’elle pouvait, par le simple jeu du hasard, juste sur un coup de dé, passer du plus beau des contes de fées au plus abominable cauchemar. Cette vie, si sacrée pour les anciens des tranchées, vomissant sur la der des ders, que les militaires, qui n’avaient même plus le courage de s’affronter sur un champ de bataille, venaient désormais traquer chez l’habitant, au cœur des populations sans défense, laissant entrevoir des temps modernes annonçant que, désormais, seuls les civils innocents pris en otages des conflits, tomberaient au champ d’horreur.
Les fermes qui avaient échappé au carnage, véritables arches de Noé, avaient étendu toute leur paille dans les étables, pour aider au mieux les miraculés qui avaient pu se traîner jusque là. Les premiers secours de fortune engagèrent une lutte inégale entre la vie et la mort, mettant en évidence un côté illusoire dans cet univers de désillusion. Tout manquait, à commencer par l’indispensable : l’eau. Tout s’effondrait. Trahi, Sali, meurtri, en ces instants de morts comment pouvait-on encore croire aux lendemains qui chantent, à cette lumière dont on avait tant rêvé?
Quelques jours plus tard, auréolé de la gloire du vainqueur, bien calé au volant de sa Jeep, le sergent Smith, natif de l’Arkansas, et sa trentaine d’hommes aux visages juvéniles, pénétrèrent dans le village. Loin des fleurs, des fanions multicolores, des cris d’euphorie, de la lumière retrouvée qui marquaient d’habitude leur entrée dans les villes et les villages libérés, Arbreville leur offrit désert, silence, deuil, et, sur les maisons encore debout, aux volets et aux portes closes, comme simple signe d’une vie que les alliés avaient mise en berne, des centaines de drapeaux noirs partout tendus…
Dans les semaines et les mois qui suivirent, jusqu’à sa mort dans la Ruhr, le jour de ses vingt cinq ans, le sergent Smith repensa souvent à ce village, tout de noir revêtu, en entendant le début de l’hymne français, qu’il ne comprenait pas bien, mais qui semblait y faire référence : « le jour de noir est arrivé »…